10. Les œufs sortis du pot de crème fraîche

 

    Seul, l'objet demeure, extrait page à page de toute mémoire. Ne reste plus qu'un amas nu pour le peintre qui s'intéresse à ses formes ; de les laisser parler, de les laisser s'épancher. L'objet - sa forme, ses couleurs, ses matières, ses volumes - impose librement son autorité et ses lois. L'artiste est dépendant des données graphiques du sujet, il s'en remet entièrement à lui. Le roi est là, le peintre n'a qu'une seule tâche : obéir, c'est-à-dire traduire visuellement ce que l'objet veut bien lui délivrer.

    Mais le pouvoir de l'objet s'exerce dans un monde devenu incertain, une cellule pure aux règles modifiées. Le cadre disparaît, et les contours flous. Le fond se fait masse informe, grisonnante ou bleutée. L'anecdotique, transposé dans un espace immatériel, se perd, baigné dans ce lieu sans ligne devenu teintes. Les objets s'égarent dans l'espace, ils flottent dans une douce lévitation : l'atmosphère n'est plus terrestre. Seules quelques ombres indiquent la localisation que le spectateur désire et devine. Le contexte est un contre-pouvoir que le peintre soutient pour influer. Puis les formes arrondies sont préférées aux angles trop durs : l'autorité n'est plus ce qu'elle était. Mais l'objet est appelé à se perdre encore : ses bordures sont des frontières approximatives, qui hésitent encore entre le fondu gris et son territoire plein. L'œuf aurait pu être plénitude, forme homogène et despotique, mais son devenir est brumeux ; sa courbe hésite, elle tremble devant la tâche improbable - se détacher - si bien que le fond est en son sein, il grignote l'intérieur. En somme, si l'objet est roi, c'est lorsque le fond le laisse tranquille.